Mythe révisé et bataille d'experts autour de Jeanne Duval, la «Vénus noire» de Baudelaire (2024)

Deux études, coup sur coup, lèvent le voile sur la muse qui inspira les Fleurs du mal. Avec des révélations identiques qui interrogent sur un éventuel plagiat.

On ne connaissait presque rien, de Jeanne Duval, muse du poète Charles Baudelaire. On la découvre sur une grande toile d’Edouard Manet, sur quelques photographies, en croquis dans les papiers du poète. Un siècle et demi après sa mort, deux publications concomitantes révèlent de nouveaux détails de la vie de la «Vénus noire». Au point de susciter des interrogations: coïncidence ou plagiat?

Pour Ali Kilic, tout commence à la fin de l'année 2021. Ce professeur de français dans un lycée de Strasbourg, féru de recherches généalogiques, décide de percer le mystère qui entoure la vie de Jeanne Duval, maîtresse de Charles Baudelaire, qui lui a consacré plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Les informations sont maigres sur celle qui se fait tantôt appeler Jeanne Duval, tantôt Jeanne Prosper ou Jeanne Lemer. Ses dates et lieux de naissance et de mort, ses origines, et même son nom véritable sont inconnus.

Après de premières recherches, infructueuses, sur des registres d'état civil consultables en ligne, Ali Kilic élargit ses investigations à toutes les Jeanne, Duval ou Prosper mortes après Baudelaire à 20 km autour de Paris. C'est alors que surgit l'acte de décès d'une certaine Florinne, Jeanne, Gabrielle, Adeline, Prosper, morte le 20 décembre 1868, à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis. Couturière, née à Port-au-Prince, en Haïti, elle est domiciliée au dépôt de mendicité.

Sur les traces de l’Haïtienne Jeanne Duval

En tirant ce fil, le professeur va remonter à ce qui semble être l'acte de naissance haïtien de Jeanne Duval, daté du 18 novembre 1818 et conservé et numérisé par l'église des mormons sur le site familysearch.org. Puis, dans les registres des passagers, il trouve la trace de son arrivée au Havre, le 21 juillet 1821, trois mois après la naissance de Baudelaire, à bord du voilier Grand Amédée, aux côtés de sa mère et de sa sœur. Grâce aux archives numérisées de l'assistance publique, Jeanne Duval peut ensuite être suivie lors de ses admissions dans les hôpitaux de Paris. Elle rencontrera Baudelaire à 23 ans, en 1842.

En novembre 2022, quand Ali Kilic soumet ces découvertes à André Guyaux, qui codirige la revue L'Année Baudelaire, celui-ci se montre tout de suite intéressé. «C'est très important, comme tout ce qui lie le biographique et le poétique dans l'œuvre de Baudelaire», raconte à l'AFP le professeur émérite à Sorbonne Université. Le codirecteur de la revue, Antoine Compagnon, de l'Académie française, lit également l'article. «Il a été impressionné», assure André Guyaux.

Ces découvertes, qui restent à l'état de «faisceau d'hypothèses très probables», permettent notamment d'identifier la dédicace J.G.F. (Jeanne Gabrielle Florine) sur le poème L'Héautontimorouménos et sur Les Paradis artificiels, souligne-t-il. Trois des quatre grands-parents de celle qu'on a pu appeler la Vénus noire sont blancs, pointe en outre André Guyaux. «Le mythe de l'égérie qui vient d'Afrique tombe un peu», dit-il.

Deux recherches et une même découverte

Toutes ces révélations devaient être publiées dans l'édition 2023 de L'Année Baudelaire. Mais la préparation d'une nouvelle édition des oeuvres de Baudelaire par la Bibliothèque de la Pléiade, à paraître le 16 mai, a décalé sa parution à... septembre 2024.

Un délai fâcheux pour le professeur. Entretemps, l'écrivaine Catherine Choupin, spécialisée dans les muses d'artistes, a livré peu ou prou les mêmes informations dans Révélations sensationnelles sur Jeanne Duval, la muse de Baudelaire. Cet ouvrage auto-édité est paru le 27 avril 2024.

«Fortement aidée par un ami proche», l’écrivaine raconte avoir mené des recherches similaires pendant trois mois. Recherches qu'elles a d'ailleurs poursuivies dans les archives de la préfecture de police de Paris, où elle a découvert que Jeanne Duval n'avait jamais été incarcérée à la prison de femmes de Saint-Lazare, réservée aux prostituées, contrairement aux dires de certains auteurs.

«Je ne sais pas si c'est du plagiat ou du vol, mais (Catherine Choupin) a repris certaines informations de ma recherche», assure Ali Kilic, encore sous le coup de la «déception». «Ou alors c'est vraiment une coïncidence de date assez incroyable...», avance-t-il. Catherine Choupin assure n'avoir jamais entendu parler des trouvailles du professeur strasbourgeois. «Comment en aurais-je pu prendre connaissance?», interroge-t-elle. «J'aurais fait, sans le savoir, les mêmes découvertes (...) C'est étonnant, mais possible», ajoute-t-elle. Elle doit publier le 21 juin une biographie de Jeanne Duval.

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